« Filles exotiques », l’hypersexualisation des femmes racisées : un enjeu postcolonial

Sensuelle, lascive, légère ou même perverse… Des muses de Baudelaire aux concours de Miss, la féminité dite exotique semble indissociable d’un chapelet de clichés fortement érotiques. Ni flatteuse ni inoffensive, cette objectification sexuelle des femmes racisées est le produit d’une histoire de violence coloniale. Analyse d’un fantasme.

« Ma sirène des mers chaudes, ma belle métisse… Tu dois être sexy nue sur ta plage avec une fleur colorée piquée dans ta chevelure noire. J’aimerais bien être le Robinson Crusoé à qui tu apprends ton dialecte… ». Entre gêne et hilarité, Tahia [1] évoque les messages d’un ancien flirt. « Je viens d’un Dom et il multipliait les références à mes origines avec une connotation sexuelle et folkloriste », explique l’étudiante en sciences politiques. « Ce n’était pas méchant mais à la longue, ça me mettait mal à l’aise. »

Une fois la relation rompue avec celui qui signait ses missives enflammées « John Smith » ou « Ton explorateur », Tahia a pu mettre des mots sur son malaise. « Nous avions des cours en commun et il vivait mal le fait que j’obtienne de meilleurs résultats que lui. Il me rabaissait constamment sur le plan intellectuel et ramenait tout à la sexualité, alors que je suis plutôt pudique sur ce plan. J’ai l’impression que mon « exotisme » lui fournissait un prétexte pour me  réduire à une caricature sexuelle, décorative. Ça rassurait peut-être son ego. »

Dans le même ordre d’idées, Anjalee [2], ingénieure informatique d’origine indienne, rapporte la réflexion acide de la part de certaines collègues féminines à la suite d’une promotion. « Elles m’ont dit : “Tu leur as fait une danse du ventre pour les convaincre ou quoi ?” Cela sortait de nulle part et ça m’a énormément blessée. D’autant plus qu’elles savaient à quel point j’avais travaillé dur pour mériter ce succès. »

 

Illustration Louis - article Xuan DEF
Crédits illustration : Louis Savaté

 

L’exotisme, ce racisme à la française

Archétype de la fille des îles, orientalisme, fantasmes de conquête et de lubricité… Ce galimatias d’images d’Epinal – au mieux caricaturales, au pire inexactes sur le plan culturel- montre à quel point la sexualité « exotique » – enflamme l’imaginaire occidental. De la Vénus noire de Baudelaire aux vahinés de Gauguin, les allusions au potentiel érotique des femmes racisées abondent en effet dans les arts, les médias et l’imaginaire collectif.

Certains auteurs y voient une célébration de la beauté et liberté sexuelle des femmes, et vont jusqu’à l’ériger en élément fondateur d’une identité. « Lorsqu’il est question de beauté créole pour un Européen, l’imaginaire se met immédiatement en marche et associe immanquablement exotisme et érotisme, chaleur et langueur, lascivité des femmes et passivité des hommes » remarquent Serena Hajek et Jean-Michel Delaplace dans leur essai La femme, au cœur d’une société pluriculturelle : la belle Réunionnaise ou la construction d’une identité insulaire depuis le XVIIIe siècle (2010). « L’histoire de l’île [de la Réunion] est faite de déracinement, d’angoisse, de misères morales et matérielles […]. C’est pourquoi nous pensons qu’une histoire de la beauté créole peut contribuer à faire émerger une identité, à réhabiliter le rôle social et politique de la femme réunionnaise » affirment ces auteurs.

Toutefois, pour les sociologues et théoriciens du postcolonialisme comme pour nombre de femmes concernées, ce n’est pas dans l’inspiration d’un poète amoureux, loin s’en faut, qu’il faut chercher l’origine de cette fascination ambivalente pour la « beauté exotique », mais bien plutôt dans la société esclavagiste et coloniale.

Ainsi, le philosophe Achille Mbembe estime que « l’exotisme est la langue privilégiée du racisme à la française » (De la postcolonie, 2007). Il rappelle par ailleurs que la notion de frivolité est l’un des canons de cet exotisme, utilisé dans la rhétorique coloniale pour légitimer le sentiment de supériorité des Européens vis-à-vis des sujets racisés.

En février dernier, une conférence organisée à Sciences Po Paris par le collectif féministe G.A.R.C.E.S (Groupe d’Action et de Réflexion Contre l’Environnement Sexiste) s’est donné pour objectif de déconstruire cette imagerie autour de la sexualité « exotique ». L’occasion de rappeler l’ensemble des images péjoratives et l’hypersexualisation dont font l’objet les femmes noires, maghrébines… en opposition à la sexualité dite “pure et respectable” des femmes blanches.

Esclaves et métisses : Du corps-objet au corps-outil

Les documents historiques relatifs aux sociétés coloniales françaises témoignent déjà d’une forte érotisation de la figure de la femme esclave, puis de la métisse –même libre. Accusées de libertinage, de débauche et de lubricité, ces femmes suscitent à la fois l’attirance et le mépris, tantôt célébrées pour leur beauté et leur sensualité, tantôt conspuées pour l’animalité débridée de leurs mœurs sexuelles.

Dans tous les cas, leurs corps ont été appropriés dès le début de l’histoire coloniale comme objets destinés à servir les desseins du système impérialiste.

Dès le début du peuplement de La Réunion, par exemple, les historiens observent que l’origine ethnique des filles (Malgaches, Africaines, Indiennes ou Créoles métissées) a permis aux colons de passer outre leurs scrupules et de prendre des épouses beaucoup plus jeunes en moyenne que les mariées de France métropolitaine à la même époque.

Outre cette appropriation matrimoniale, la période esclavagiste a bien entendu été le lieu d’une exploitation sexuelle des esclaves par les maîtres, justifiée encore une fois par l’origine des victimes. Dans les différents récits autobiographiques ainsi que les rapports ecclésiastiques et juridiques rédigés durant cette période, les femmes esclaves sont ainsi régulièrement dépeintes comme lubriques, dotées de mœurs légères et nuisant ainsi à la respectabilité de la colonie.

Le témoignage d’un ecclésiaste, rapporté par l’historien Prosper Eve, est éloquent :

« Le libertinage auquel se livrent dès leur bas âge tous les noirs, et les maladies qui en sont la suite inévitables ont été l’objet des observations des praticiens. La jeune négresse de huit à dix ans par exemple s’abandonne au premier venu […] ». (Variations sur le thème de l’amour à Bourbon à l’époque de l’esclavage : 1848-1998, 1999)

On peut souligner que ce discours est repris sans recul par certains historiens contemporains.

« Les maîtres n’exerçaient pas de droit de cuissage, ou très rarement, mais se laissaient séduire par les avances des très jeunes esclaves. […] Presque tous les hommes Blancs succombaient bien volontiers au galbe généreux des jeunes Vénus noires ou métisses, provoquant le désir par leur comportement, autorisé par la liberté des mœurs des tribus dont elles provenaient. » (Jean-Valentin Payet, Histoire de l’esclavage à l’île Bourbon, 1990).

La sexualisation manifeste des populations serviles puis des femmes libres racisées a conduit la politologue Myriam Paris et la philosophe Elsa Dorlin à percevoir cette « racialisation des genres » comme l’un des soubassements de l’idéologie raciste au cœur du projet colonial.

« La stigmatisation des femmes tenues en esclavage permet de préserver la réputation des maîtres blancs qui les exploitaient sexuellement, de représenter ces derniers en hommes moraux, délicats et policés cédant accidentellement à leurs sollicitations » explique Paris dans La page blanche : Genre, esclavage et métissage dans la construction de la trame coloniale (La Réunion, XVIIIe-XIXe siècle).

Pour Dorlin, il s’agit d’une véritable « technique politique – à la fois discursive et pratique – qui use du rapport de genre et de la sexualité pour produire et figurer du pouvoir » (Performe ton genre : Performe ta race ! Repenser l’articulation entre sexisme et racisme à l’ère de la postcolonie, 2007).

Une légitimation de la violence sexuelle

Les représentations fantasmagoriques des corps racisés ont en effet un lien indéniable avec les rapports de pouvoir, et un impact sur les violences sexuelles qui perdure à notre époque. Comme le rappelle l’auteure féministe Beverly Guy-Sheftall à propos des femmes afro-américaines, « Le viol a toujours été lié à une perception patriarcale des femmes comme étant, au mieux, des complices pas complètement réticentes, ou carrément demandeuses de l’agression sexuelle. » [3] (Word of fire: An anthology of African-american feminist thought, 1995).

Pour reprendre l’exemple de La Réunion, plusieurs travaux portant sur les taux élevés d’abus sexuels intrafamiliaux pointent l’attitude ambivalente des membres des institutions socio-judiciaires envers les jeunes femmes victimes. Dans une thèse sur l’inceste présentée en 2000, Marie Couchot-Mongin rapporte ainsi des propos troublants. « Beaucoup de femmes n’ont pas de mari véritable ou elles en changent. Elles prennent souvent un autre concubin plus jeune qu’elles. La femme ayant déjà une fille, il y a un jeu inévitable d’un point de vue affectif entre le jeune concubin et la jeune fille. Je crois qu’il y a là un phénomène de rencontre… je ne suis pas sûr que ce soit au sens fort de l’inceste […]. C’est un phénomène culturel […]. » (Discours d’un responsable ecclésiastique)

« C’est une déliquescence de la famille ; un beau-père qui se sert mais aussi une attitude ambiguë de cette adolescente de 15 ans (là, je ferais bondir les assistantes sociales), qui voit arriver ce beau-père avec de l’argent. » (Discours du substitut chargé des mineurs, Tribunal de Grande Instance) (Témoignages recueillis dans Contribution au savoir sur l’inceste à La Réunion : approches et réalités)

On remarque la similitude édifiante entre ce discours et celui tenu quatre siècles plus tôt : la jeune victime n’en est pas réellement une puisqu’elle incite à la débauche par sa nature lubrique, frivole et vénale, qualités apparemment indissociables de l’exotisme.

La sexualité, une incarnation du pouvoir

De fait, la sexualité est l’un des enjeux privilégiés de l’incorporation des inégalités. Dans les contextes postcoloniaux en particulier, le sexe est un symbole particulièrement utilisé pour signifier la perte et l’appropriation du pouvoir.

Carmen Husti-Laboye, dans son analyse de la littérature de la diaspora postcoloniale en France, remarque la place importante qui est accordée dans ces ouvrages au corps sexué des personnages comme outil de transgression sociale, attribut du pouvoir et moyen de révolte. « Le corps sexué est un palliatif au corps sans patrie […] et donne à l’individu la possibilité d’un ancrage subversif dans le monde […] ; à l’inverse, l’absence de pouvoir sexuel destitue toute légitimité de l’individu sur la scène sociale et dans ses rapports avec ses proches », écrit-elle (La diaspora postcoloniale en France, 2010).

Comment les femmes racisées peuvent-elles dès lors se réapproprier leur pouvoir à travers la sexualité et le corps ? Se méfier des stéréotypes de l’exotisation et s’employer à les déconstruire, chez soi comme chez les autres, semble constituer une première étape.

Comme l’observe Sonia Aït Mansour dans son compte-rendu de la conférence organisée par G.A.R.C.E.S, « l’exotisation » des femmes noires passe immédiatement par leur déshumanisationFace à cette situation, les concernées se sont retrouvées autour d’un mouvement : la réappropriation de leur vie sexuelle et de sa narration ». Elle rapporte les propos de la blogueuse et militante afro féministe Sharone Omankoy et sa volonté « d’intellectualiser le corps noir dans l’art de l’imaginaire érotique ». « Comment les personnes racisées peuvent vivre librement leur sexualité en dehors de l’exotisme ? », s’interroge Omankov. « Tout ce que l’on vit dans nos vies intimes, c’est politique. Ça nous impacte, et ce sont des choses que l’on peut dire ». Selon elle, la réponse se trouve notamment dans le body positivisme et toutes les autres formes d’expression visant à « reconquérir les corps » (Source : La Péniche).

Après les territoires, il reste donc encore à décoloniser les esprits et les corps… Au travail !

Xuân Ducandas

Site personnel de Xûan Ducandas

 

[1] Les prénoms des personnes citées ont été modifiés pour préserver leur anonymat

[2] Les prénoms des personnes citées ont été modifiés pour préserver leur anonymat

[3] Traduction libre

2 réflexions sur « « Filles exotiques », l’hypersexualisation des femmes racisées : un enjeu postcolonial »

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