Féminisme à vendre

C’est indéniable : il y a quelque chose dans l’air. Comme une mutation de l’atmosphère, un imperceptible vacillement.

Depuis le détonateur de l’affaire Weinstein-qui-a-libéré-la-parole-des-femmes (à prononcer sans reprendre son souffle), la perception qu’a l’opinion publique du féminisme tend à changer. Ce dernier n’est plus cet épouvantail que l’on avait l’habitude de brandir pour effrayer les gens et les faire fuir en poussant de hauts cris. Il n’est plus cette idéologie supposément « radicale » menée par un cortège de furies forcément seins nus, forcément haineuses et forcément misandres. Il n’est plus ce mot gênant que l’on murmure du bout des lèvres, à la façon du nom de Voldemort dans Harry Potter, ce terme repoussoir que seul-e-s quelques initié-e-s osent prononcer à la lumière du jour. Le féminisme en lui-même n’a pas changé : il est toujours cet ensemble d’idées et de revendications politiques visant à atteindre l’égalité réelle entre les femmes et les hommes.

Ce qui a changé, c’est que de plus en plus d’acteurs et actrices s’y intéressent – et pas toujours les plus vertueux.euses. La libération non pas seulement de la parole, mais aussi de la puissance, du pouvoir, de la colère et de la détermination des femmes n’a échappé à personne. Les pros du marketing n’ont pas mis longtemps avant de voir dans ce tournant de l’histoire du féminisme une nouvelle tendance, sur laquelle ils surfent aujourd’hui jusqu’à l’écœurement.

C’est un fait : depuis quelques mois, le féminisme (souvent rebaptisé « empowerment des femmes », ça fait moins peur) est la nouvelle caution marketing à la mode. Le féminisme est in. Le féminisme est glamour – enfin, seulement quand il a du rouge sur les lèvres. Récupéré sans honte par des marques qui ont vu dans ce mouvement social une aubaine marketing, le féminisme s’affiche aujourd’hui en gros sur des tee shirts, des tasses, des tote bags, des petites culottes. Girl Pwr, Feminist, Femme, The future is female, Girls… Il suffit de pénétrer dans n’importe quelle grande enseigne de prêt-à-porter pour s’en rendre compte : les slogans célébrant une puissance féminine nouvellement entérinée explosent avec fierté sur des vêtements aux couleurs pastel. Le féminisme infuse aussi désormais le monde de la publicité : le « femvertising » (néologisme provenant de la contraction des mots anglais feminism et advertising), qui désigne une pratique par laquelle des marques s’appuient sur un discours féministe pour faire passer un message publicitaire, est un procédé de plus en plus utilisé. Dove, Adidas, Always, H&M… les marques sont ainsi nombreuses à promouvoir l’émancipation des femmes, en engageant des mannequins qui ne correspondent pas aux stéréotypes de la féminité traditionnelle ou en mettant en avant des femmes fortes et indépendantes, loin des clichés habituels sur la féminité. Définitivement enterrés, les spots de pub où les femmes (forcément minces, forcément belles, forcément fragiles et forcément stupides) frôlent l’orgasme en mangeant un yaourt ?

Dans une moindre mesure, le discours féministe se voit également récupéré par les grandes entreprises qui se découvrent un intérêt soudain pour l’égalité femmes-hommes, « incroyable vecteur de croissance et de performance » (mais pas de justice sociale, apparemment). C’est un glissement auquel on assiste depuis plusieurs années : l’achat à peu de frais par les entreprises d’une crédibilité éthique dans les domaines de l’environnement, la responsabilité sociale et l’égalité femmes-hommes, rebaptisée « diversité » pour ne pas aller trop loin dans la revendication. En effet, il n’est plus possible aujourd’hui d’ignorer ces aspects sociétaux, sous peine de passer à côté de millions de consommateurs et consommatrices potentiel-les.

Même opportunisme du côté des partis politiques. Rares étaient ainsi les candidat-e-s, lors de la campagne présidentielle de 2017, à ne pas avoir inséré un volet « égalité homme-femme » dans leur programme. Le président actuel, Emmanuel Macron, a parfaitement compris l’intérêt de se présenter publiquement comme un défenseur des droits des femmes : il a d’ailleurs déclaré l’égalité entre les femmes et les hommes « grande cause du quinquennat ». Force est de constater, toutefois, que ses actions semblent contredire ses propos : si le gouvernement est effectivement paritaire, les « occasions manquées » ne cessent de s’accumuler. Aucune journaliste femme n’était ainsi présente lors des deux dernières grandes interviews du président au mois d’avril, interviews au cours desquelles presque aucun mot n’a été prononcé sur les problématiques relatives à l’égalité des sexes. La garde rapprochée du président, composée uniquement d’hommes, et l’absence de réaction suite aux accusations de viols portées contre les ministres Nicolas Hulot et Gérard Darmanin, semble signifier qu’en dépit d’un intérêt affiché pour les droits des femmes, le président préfère se complaire dans un classique entre soi masculin. Où l’on voit qu’il est facile de se prétendre concerné par les droits des femmes, mais que la posture est vaine lorsqu’elle n’est pas suivie d’actions.

Le féminisme, une nouvelle mode ?

Les tendances se succèdent, ou se superposent : après le green washing (terme désignant le fait pour une entreprise d’utiliser abusivement des arguments écologiques et environnementaux pour soigner son image), voici venu le temps du feminism washing ! Au-delà de la volonté des entreprises de soigner leur image, ce soudain engouement pour les droits des femmes a aussi des raisons économiques. S’il est encore trop tôt pour le quantifier, le marché de l’empowerment féminin est en pleine expansion et pèse aujourd’hui un certain poids, qui ne pourra sans doute que croître au fur et à mesure que les consciences s’éveillent.

Hier idéologie politique de peu de visibilité, le féminisme s’infiltre donc aujourd’hui chez les plus grandes marques pour proposer à des jeunes femmes de vingt ans de porter en étendard ce qui apparaît comme la nouvelle tendance à suivre. Face à cet étrange glissement, on ne peut que s’interroger : le féminisme serait-il le nouveau Che Guevara (mais si, rappelez-vous ce symbole sérigraphié de vos années collège) ? Serait-il le nouveau logo à la mode, la nouvelle philosophie des filles cool ?

Alors que la parole des femmes prend de plus en plus de place dans l’espace public et que le féminisme se glamourise à vitesse grand V, notamment grâce à des figures publiques comme l’écrivaine Chimamanda Ngozie Adichie, la chanteuse Beyoncé ou l’actrice Emma Watson, les marques se voient obligées de surfer sur ce qu’elles perçoivent comme une « tendance » et de proposer de l’émancipation en tube, de l’égalité sur des morceaux de tissu et de l’empowerment sous plastique. Pourtant, combien de ces marques sont réellement vertueuses ? Combien se soucient sincèrement de l’égalité des sexes, combien appliquent de manière stricte des politiques d’égalité salariale entre femmes et hommes, combien proposent à leurs salarié-e-s des horaires flexibles, des congés paternités rémunérés, des formations à l’égalité et aux stéréotypes de genre, et combien disposent d’équipes de direction paritaires ? Combien ont réellement à cœur de proposer un discours qui promeut l’égalité des sexes et de remettre en question la représentation des femmes dans l’espace public ?

En outre, la récupération mercantile du féminisme n’est pas sans risque. Celui de voir s’ériger une nouvelle forme de féminisme « socialement acceptable », c’est-à-dire un féminisme délavé, policé, soigneusement poncé, auquel on aurait ôté les écailles… et la substantifique moelle.  Un féminisme à paillettes, convenable, esthétique et perpétuellement béat. Un féminisme qui évite les sujets qui fâchent (l’avortement, les violences sexistes, les inégalités salariales, les injonctions à la beauté…) et ne dénonce pas les oppressions dont sont victimes les femmes ; qui ne se salit pas, ne revendique pas, ne prend pas parti. Un féminisme qui serait le partisan d’un statu quo mollasson. Un féminisme qui, comme les yaourts allégés, se serait débarrassé de sa couche de « gras » pour proposer aux masses une version de lui-même facilement digérable, et très vite oubliable.

Le problème du marketing féministe, au-delà de son hypocrisie, réside principalement dans le fait qu’il n’a pas pour but de remettre en question le système inégalitaire dans lequel nous vivons. Ses ambitions ne sont (bien souvent) que pécuniaires, donc superficielles. Il promeut un féminisme sans substance ni colonne vertébrale, sorte de limace idéologique qui ressemble à s’y méprendre à ce féminisme prôné par le magazine Glamour dans un édito publié en mars 2017, qui devrait être « doux et souriant, dénué d’agressivité, sans revanche à prendre » (sic) en attendant qu’un nouveau terme « moins lourd de clichés » fasse son apparition.

Il se contente (et l’on pourrait arguer que c’est déjà bien suffisant !) d’universaliser l’image d’une femme indépendante et responsable de ses propres choix. De glamouriser un mouvement qui ne peut pas toujours l’être, parce qu’il traite parfois de sujets difficiles, tout en invisibilisant ses combats les plus « litigieux ». De proposer une ligne de pensée simpliste, voire molle. L’égalité entre les femmes et les hommes : qui peut encore s’y opposer théoriquement ? Mais le féminisme – et ce qu’il revendique – est bien plus complexe qu’un simple message floqué sur un T-shirt.

Un discours marketing bien rodé pour de grands effets

Le marketing féministe propose un discours uniforme, selon lequel l’achat de tel produit ou tel service produirait un effet émancipateur immédiat. La notion d’« empowerment » est ainsi utilisée à toutes les sauces, pour vendre des yaourts, des tampons, du maquillage, des culottes et des maillots de bain. Achetez ce mascara et vous aurez enfin confiance en vous ! Portez notre lingerie et découvrez-vous irrésistible, prête à conquérir le monde ! Mangez ce yaourt aux fruits et vous découvrirez le pouvoir qui sommeille en vous ! Le business du féminisme voudrait faire croire aux femmes que leur salut se trouve dans la consommation, comme s’il n’existait aucun autre moyen de se libérer. Certes, on peut se sentir puissante grâce à un rouge à lèvres. Mais l’effet « émancipateur » est bien trop superficiel et limité dans le temps pour qu’il mérite d’être vanté.

Il est parfois dérangeant de voir un mouvement politique autrefois si contesté se transformer, tel un biscuit molli par l’humidité, en un vecteur marketing sans consistance, tout juste bon à refourguer des rouges à lèvres et des tee-shirts de mauvaise qualité. De constater que des idées politiques génératrices de résistance collective et de crispations individuelles puissent être récupérées sans autre forme de procès par des marques opportunistes. D’autant plus que, de manière tout à fait ironique, nombre de produits estampillés « féministes » sont des objets créés par le patriarcat : maquillage, vêtements sexy, épilateurs électriques, etc. Or, il ne suffit pas de déguiser les injonctions à la beauté en outils d’émancipation pour annuler leur effet délétère. Prétendre que des jambes parfaitement épilées et des serviettes hygiéniques parfumées libèrent les femmes envoie ainsi un message parfaitement inaudible, car justement basé sur des normes oppressives. Qu’importe les atours dont elle se pare, une marque ne peut se prétendre féministe quand elle vend des produits qui servent la cause du patriarcat.

Cependant, qu’on ne s’y trompe pas, les « vraies » marques féministes existent, et elles n’ont pas attendu l’affaire Weinstein pour sortir du bois. Parmi les médias, citons de manière non exhaustive le magazine Causette, qui après plusieurs mois de remous judiciaires et financiers vient de trouver un repreneur, les pure players Cheek et Retard Magazine, et la newsletter Les Glorieuses ; en mode, la marque américaine My Sister, qui propose notamment des sweat-shirts estampillés « Badass Feminist » et « It’s my body, it’s my choice » et reverse 10% de ses bénéfices à une association de lutte contre l’exploitation sexuelle des femmes. Toujours aux Etats-Unis, la marque Thinx, qui commercialise des culottes menstruelles, met en avant un discours féministe basé sur la libération des corps, tout en employant des mannequins aux physiques variés et aux vergetures apparentes.

Cette récupération marketing a, en outre, d’indéniables avantages. Premièrement, elle concourt à rendre visible un mouvement qui a longtemps été discrédité, voire condamné au silence. Si boire son café dans une tasse estampillée « Feminist » ne révolutionnera pas le monde, cela a au moins le mérite de normaliser un terme galvaudé depuis son apparition. C’est s’offrir (et offrir aux autres) la possibilité de se revendiquer avec fierté d’un mouvement qui ne cesse de se métamorphoser. Deuxièmement, elle permet de « normaliser » le féminisme, autrefois considéré comme une idéologie extrême (!), notamment auprès des plus jeunes ; de lui donner le visage joyeux, léger et fier qu’il aurait dû toujours avoir. Enfin, elle agit comme une caisse de résonance. Plus l’on parlera d’égalité entre les femmes et les hommes, de puissance féminine, de pouvoir, de liberté, et plus l’on donnera à voir aux jeunes femmes des modèles variés, loin des clichés de genre auxquels nous sommes tant habitué-e-s, plus vaste sera l’horizon des possibles. Qu’importe finalement que le dessein de ces marques soit purement mercantile : plus l’on expose les individus à une notion, plus grandes sont les chances que celle-ci devienne « mainstream », et donc accessible et désirable.

C’est aussi ouvrir la voie à des marques, entreprises et initiatives sincèrement motivées par l’envie de faire bouger les lignes en matière d’égalité femmes-hommes.  Elles existent déjà, et ne cessent de faire des petits. Nul doute que la consommatrice éclairée saura séparer le bon grain de l’ivraie, et différencier l’entreprise qui lui veut du bien de celle qui s’intéresse uniquement à son pouvoir économique.

Qu’importe, finalement, que le féminisme soit devenu un argument de vente comme un autre. Les récupérations de mouvements sociaux et politiques à des fins mercantiles ont ceci de bénéfique qu’elles permettent d’exposer au grand public des notions autrefois confidentielles et de sensibiliser le plus grand nombre à une certaine idée de la justice sociale. Il en va de l’égalité des sexes comme il en va, par exemple, de la protection de l’environnement : ces idées politiques autrefois marginales se retrouvent aujourd’hui sur le devant de la scène, poussées par une importante lame de fond. Doit-on refuser que les marques s’en emparent, quels que soient leurs desseins, sous prétexte que la pureté du mouvement risque de s’en trouver galvaudée ?

Probablement pas : même si le « féminisme » de la marque Dove n’a évidemment rien à voir avec celui de Simone de Beauvoir, il offre aux consommatrices une nouvelle façon de s’envisager, à rebours des stéréotypes ordinaires. Si ce n’est certainement pas une révolution, c’est au moins un petit pas pour les femmes.

Caroline FEVRIER

 

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